Quand plus tard ne vient jamais

Quand plus tard ne vient jamais

Un matin, tu te rĂ©veilles avec l’idĂ©e qui te hante depuis des jours.

Tu la dessines, l’Ă©cris, la composes.

Tu ignores les messages de tes proches.

Ce n’est pas grave, tu rĂ©pondras plus tard.

Sauf que ce « plus tard » n’arrive jamais.

La frontière entre espace professionnel et privĂ© s’estompe.

J’ai Ă©prouvĂ© cette sensation la première fois que j’ai lancĂ© mon blog.

Le moindre élément du quotidien est devenu matière à créer.

Cette conversation banale avec un inconnu dans le métro ? Un futur article.

Ce magnifique coucher de soleil ? Une photo parfaite pour mon compte Instagram.

Cette dispute avec un ami ? Un potentiel épisode de podcast.

Mon existence s’est transformĂ©e en un immense rĂ©servoir d’idĂ©es.

Je suis semblable Ă  ces chercheurs d’or voyant des pĂ©pites partout, incapable de vivre dans l’instant.

Mon dĂ©fi n’est pas l’inspiration, c’est mon incapacitĂ© Ă  ĂŞtre prĂ©sent.

Comment ĂŞtre vĂ©ritablement lĂ  quand mon esprit catalogue l’expĂ©rience comme un futur contenu ?
Le philosophe Martin Buber affirmait que « toute vie véritable est rencontre ».

Mais quelle rencontre authentique est possible, quand tout ce que j’observe n’est qu’un matĂ©riau brut Ă  transformer ?
On célèbre la passion dévorante qui pousse à se lever à 5h du matin pour créer.

On admire l’artiste qui sacrifie tout sur l’autel de sa vision.

Mais Ă  quel prix ?
Personne n’Ă©voque la culpabilitĂ© qui s’installe lorsque je m’accorde un jour de repos.

Cette voix intĂ©rieure me murmure : « Pendant que tu te prĂ©lasses, d’autres crĂ©ent, progressent, te dĂ©passent ».

Je me persuade que vivre sans produire est une insulte Ă  mon talent.

Mon espace de vie se métamorphose peu à peu.

D’abord, c’est juste un coin bureau qui dĂ©borde lĂ©gèrement.

Puis, les lumières, les caméras, micros et livres envahissent mon petit logement.

Mon lit est devenu l’extension d’un plateau tĂ©lĂ©.

Mes limites physiques entre travail et repos s’effacent, tout comme mes frontières mentales.

Un ancien collègue m’a rĂ©cemment confiĂ© qu’il ne regardait plus les films comme avant.

Il décortique chaque plan, il analyse les transitions, il critique le montage.

Son œil professionnel a dévoré le regard innocent.

VoilĂ  le signe de cette fusion dangereuse : quand tu ne peux plus apprĂ©cier l’art des autres sans le filtre de ton mĂ©tier.

L’Ă©puisement n’est pas qu’une mĂ©taphore.

C’est une tension dans les Ă©paules qui ne disparaĂ®t jamais vraiment.

C’est ce sommeil fragmentĂ©, peuplĂ© de listes de tâches et d’idĂ©es Ă  ne pas oublier.

C’est cette irritabilitĂ© qui surgit quand quelqu’un interrompt mon flux crĂ©atif.

Mon corps tente de s’exprimer, mais qui l’Ă©coute ?
L’ironie, c’est que cette fusion totale finit par anĂ©antir ce qu’elle prĂ©tend servir : ma crĂ©ativitĂ©.

L’art se nourrit de l’expĂ©rience humaine et de contemplations oisives.

Il émerge dans ces moments où l’esprit vagabonde.

Sans espace pour respirer, l’imagination suffoque.

Mais si demain je ne pouvais plus créer, que resterait-il de moi ?

Noctambule

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